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Pour ces parents et grands-parents qui nous enracinent et jamais ne nous quittent

26/01/2010

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La douceur de la Toscane est une réalité qui tient à la lumière ambrée qui la baigne. Une lumière dorée, imprécise et troublante qui pose de charnelles lueurs sur les madones des cathédrales.

Je rentre à l'instant d'un court séjour chez moi en Toscane.

 

Lucchio est un petit village tout près de Florence et de Bagni di Lucca. Situé à 750 m environ, il est accroché sur une pente douce et porte à son sommet les ruines d'un château où enfant mon père m'emmenait pour regarder, de là, le soleil se lever sur les plaines.

Il faisait doux. J'ai retrouvé des cousins. En fait dans ce petit village comme dans d'autres à une certaine époque, épouser une fille d'un autre village c'était « marier une étrangère », ce qui fait que même si aujourd'hui les choses ont changé, on se sent tous un peu de la même famille.

Les anciens parlent de leur temps, des guerres dont certains ne sont pas revenus : " Ti ricordi Fausto ? E rimasto à Monte Cassino. E il figlio di Zelina, ti ricordi ? "

Ils se souviennent de tout.

De vieux souvenirs enchevêtrés, magnifiés par des paroles que la Grappa qu'ils boivent par petites gorgées, rend plus vives. Des paroles qui font « conte » les soirs de veillées lorsque l'automne s'installe et que les enfants et petits-enfants que nous sommes ayant déserté le village pour des ambitions citadines, le froid tente de s'installer ; que le vent après s'être infiltré entre les châtaigniers se glisse sous les portes avec l'idée de se réchauffer lui aussi à l'âtre, comme si toutes ces années d'accompagnement des saisons, les avaient rapprochés. Les avaient rendu frères.

Des anciens avec de vieux souvenirs et des femmes d'antan aux mains noueuses qui tricotent des trousseaux d'enfants pour nous ingrats qui n'en vêtirons jamais nos bébés, en marmonnant contre les douleurs et en mâchonnant des châtaignes écrasées avec du miel.

Ils parlent de révolutions, de Garibaldi et d'Umberto III, de la Savoie qu'ils ont perdue, des guerres encore et de ceux qu'ils connaissent depuis toujours et qui maintenant disparaissent, juste parce que c'est le temps.

L'âge les a rattrapés, alors ils reprennent de la Grappa, heureux d'avoir signé « la pétition » pour que jamais une route ne puisse défigurer la colline, les bois et la rivière en bas du village dans laquelle, enfants, ils tendaient la main sous le ventre des truites pour les attraper. Pour que jamais les rues de Lucchio dont les trop larges marches à l'Etrusque finissent avec les ans par donner la même courbure de dos et de reins à chacun, ne soient déchiquetées par les marteaux piqueurs.

Sur le fronton de la maison familiale, il est inscrit "1610".

La vieille qui garde les clefs me les a données en m'embrassant et répétant : « farfallalina sono felice, sono felice »

Petit papillon je suis heureuse, je suis heureuse...

À Lucchio et depuis ma naissance c'est ainsi qu'on m'appelle, mais l'entendre aujourd'hui, c'est comme si le temps n'existait plus.

Qu'au lieu de séparer ceux qui se sont aimés, il les réunissait avec l'avant, l'après, l'autrefois et demain. Que je demeure pour tous les temps à venir, la petite fille qui se cachait dans les bois de châtaigniers et que sa grand-mère appelait de l'étage de la maison, pour mieux la repérer.

Elle avait peur que je me blesse ou que je me perde, des trucs de vieilles mamans aimantes qui voudraient que jamais ne surviennent de douleurs à ceux qu'elles ont engendrés.

Lorsque je ne revenais pas assez vite ou qu'elle ne me voyait pas jouer, elle essayait de m'appâter « farfalla, farfallina, vieni prendere la merenda, o fatto le necci ! Papillon, petit papillon vient goûter, j'ai fait des necci.

Le necci ! Des galettes de farine de châtaignes dont je raffolais.

Ma grand-mère est partie, et au cœur de sa terre de Toscane où nulle part ailleurs le génie de l'homme ne s'est manifesté avec autant de perfection, elle dort.

Enfin pas sûr.

Peut-être que les malheurs évités et les bonheurs acquis, c'est elle ? Que lorsque vers 17 h, je goûte avec les enfants et que je cuisine pour eux des gâteaux à la farine de châtaigne, c'est elle encore ?

Ces quelques jours à Lucchio m'ont confirmé l'intemporalité des sentiments et conforté dans l'idée que les enfants sont la mémoire des hommes. Que nous ne devons pas oublier dans notre vie d'adulte d'aimer et transmettre à nos enfants, ce qui nous a été donné.

Un cadeau.

Un cantique.

Le plus beau des cantiques.

Celui des atomes et des molécules. Celui de la vie.

Qu'ils l'engrangent pour quand à leur tour, dans l'oubli du rythme du sang accordé au plaisir et de l'impeccable désordre des particules, ils croiront que leur ventre et leur cœur ne battront plus personne.

Pour que quand ils imagineront n'avoir plus assez de vie, ils puissent s'en souvenir avec tendresse en expliquant alors à leurs petits-enfants, qu'il n'y a jamais d'amour perdues. Jamais.

La Toscane est un lieu qui rend toutes les choses possibles. L'amour particulièrement. L'amour de l'autre, l'amour des autres. Rien de pointu ou d'agressif pour déranger l'harmonie et la beauté. Des couleurs anisées qui vont du miel au vert tendre, des petits villages accrochés sur les flancs des collines et des églises au raffinement baroque pour exalter l'humilité des places et des ruelles frappées de soleil pendant les mois d'été.

En fait en Toscane il suffit d'ouvrir grand les yeux, de laisser la lumière nous pénétrer et la douceur de l'air nous toucher pour qu'un sentiment de grâce étrange nous submerge.

L'amour je vous dis.

Et celui de nos parents et grands-parents disparus, est et sera pour nous et jusqu'à la fin des temps, comme un pont arrimé entre le ciel et la terre.

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