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DE L’ÉCOLE À L’ÉCOLE DE LA VIE : LE BONHEUR MODE D’EMPLOI

27/05/2010

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Le temps passe, mais rien ne s’y égare. Surtout pas les saisons qui se poussent à couleurs en veux-tu, ni les amours qu’on croit perdues, même pas les pies revenues depuis peu avec les buses. Il fait chaud aujourd’hui, assez pour ne pas bouger, mais j’ai envie de faire les 200 mètres qui me séparent du lac en contrebas. Il est bleu. Inconsidérément bleu. Je discerne le pont qui au loin sépare le lac de St Croix des gorges du Verdon. Aucune trace d’orage ne l’assombrit, ce qui ne signifie pas qu’une eau torrentielle ne le frappera pas dans un instant. Parfois l’été lorsque les pluies de mousson inondent les terres sèches, les Alpes de Hautes Provence ont des allures de tropiques.

 

« Les pies ont niché haut cet hiver, c’est signe de pluie pour l’été ! »Des allures de Papé, mains noueuses et calleuses, solides autour de la faucille nécessaire lorsque l’herbe a poussé trop longtemps, Antonio a lancé ça en se redressant pour regarder la buse qui a fait son nid dans un des amandiers près de la maison. L’hiver dernier « les pies avaient niché bas pour s’abriter du vent » avait-il dit, et l’été qui suivit le mistral souffla si fort qu’il déplaça des tuiles sur le toit et brisa des branches d’amandiers pourtant résistantes par nature, alors lorsque Antonio dit que les pies ont niché haut cette année et que l’été sera pluvieux, moi je le crois. Et je le regarde, lourdement charpenté, pieds ancrés dans cette terre qu’il coupe et broie, laboure et ensemence avec des gestes entreprenants et puissants de laboureur amoureux, parce que Antonio la terre, il l’aime. Soixante-quatre ans de vie commune avec elle, ça crée des liens, et s’il demeure nostalgique d’une Andalousie fantasmée par les souvenirs familiaux, il a sur les terres de Valensole, planté de nouvelles racines.

Entre Antonio et moi c’est comme une histoire d’amour.

Je lui prête la main parfois quand il veut bien, et alors il me montre comment on fait, les petits et grands trucs pour maîtriser les matériaux et les éléments, mais il a toujours peur que je me blesse, que je me salisse, que je ne prenne pas assez garde aux guêpes et aux abeilles affolées lorsque les hommes sur leurs hautes machines coupent les lavandes dans les champs voisins. « Laissez faire qu’il dit, vous allez vous faire mal ». Il a peur ainsi qu’on a peur pour les petits-enfants inconscients des dangers, et j’ai beau lui répéter que je suis grande et que maintenant je sais faire, il ne sait pas lui, faire autrement. Il faut dire que cela fait presque 30 ans qu’il s’occupe de la maison, et il est devenu avec le temps, celui qui sait et que nous écoutons. Mais un temps qui chaque année l’arc-boute un peu plus au-dessus de la terre, comme pour lui offrir une meilleure résistance aux jours et aux saisons.

Le temps passe, mais rien ne s’y égare. Vraiment. Antonio m’a appris à ciseler les faïences, à carreler, à jointer, et à mes premières sculptures il est venu me voir, dubitatif et étonné de ce qui émergeait. Les oiseaux pour lui sont dans les arbres, lui donnent l’air du temps, sont bons à manger en pâtés et confits, mais les voir surgir du plâtre et de la céramique, ça le bluffait. C’est à ce moment-là que j’ai réellement compris que tout est art et tout est vie et inversement. Il y avait Antonio debout, ses mains noueuses caressant l’oiseau apparu, et moi près de lui, la truelle à la main. C’est là aussi que j’ai imaginé une école du plaisir et de la transmission. Ce que mon amie Alice regrette de ne pas avoir. Enseignante dans un lycée d’Argenteuil, elle peste contre l’Education Nationale qui va « l’inspecter » sans l’avoir prévenue à temps.

- Tu comprends dit-elle, ce n’est pas normal cette inspection qui m’est imposée sans qu’on m’ait prévenue. D’habitude on a le temps de s’y préparer et là on m’a imposé la date il y a juste une semaine !

- Mais ton inspection, c’est quoi précisément ?

- C’est sur le travail effectué avec les élèves, le suivi du programme, le théorique et l’humain…

- Mais alors tout va bien, tu es une super pro, il n’y aura pas de problèmes !

- Ben si justement, il y en aura plein. Je ne suis pas en accord avec le programme ni avec la direction de l’école. Mes gosses, je les fais travailler Phèdre et Racine, Proust et Molière alors que je dois les préparer avec Nothomb et Sepulveda.

- Sepulveda c’est pas mal et Nothomb c’est pas mal non plus, ai-je suggéré.

- Pas mal ? ! Et pourquoi mes élèves n’auraient pas droit à la culture classique et aux belles lettres ? Si t’avais vu leurs yeux après que je leur ai expliqué Phèdre. Je leur ai tout décodé, j’ai transposé le sens, l’ai replacé dans aujourd’hui, le rythme aussi, et au final je leur ai demandé un travail dessus. Et tu sais quoi, depuis ils me demandent leurs copies. Ils veulent savoir leurs notes. C’est leur première confrontation à la « Culture » et c’est la première fois qu’ils veulent savoir ce qu’ils ont été capables de faire. J’en ai marre de l’administration. J’ai déjà raté mon CAPES par désamour de mon mec et si je suis mal évaluée… Mais je ne baisserai pas les bras ! Mes gosses, ils bosseront davantage. Si on doit faire Nothomb on le fera, mais on fera Racine aussi et Montesquieu et les autres.

Alice pleurait. Des grosses larmes. Elle pleurait pour l’incompréhension, pour l’abandon et le mépris, elle pleurait pour ces enfants « qu’on assassine ! » dit-elle.

Jeune professeur de français dans un lycée de banlieue qui dans le RER d’aller ou retour, presque chaque jour et investie de son autorité d’éducatrice, n’hésite pas à interpeller les « malpolis » dans les rames.

Et question vocabulaire Alice n’en manque pas. Ni peur des mots ni de l’engagement. Il y a quelques jours, elle a scotché sur place trois ados qui jouaient les durs. Je me suis dit qu’elle allait se faire étriper, qu’on allait la fracasser, mais les mots sont sortis naturellement de sa bouche, autoritaires et violents. Des mots sans syntaxes, argotiques et vulgaires, mais carrément à propos parce que sous les capuchons rabattus aucun mouvement de contestation ou d’agression. Un seul a tenté l’offensive, accent mi-beur, mi 9/3.

- De quoi tu t’mêles toi ?

- Et toi quel âge t’as là ? 15 ans ? Tu devrais être à l’école, elle le sait ta mère que tu traînes dans les rames à emmerder le monde, à faire peur aux gosses et aux vieux ? Moi je suis prof pour des mômes comme toi et depuis des années je me bagarre pour les sortir des galères, des cités, pour qu’ils ne finissent pas toxs, sdf ou en taule, alors tu vois tes conneries, ce n’est pas du lourd !

Elle le regardait droit dans les yeux et du haut de son autorité, elle faisait « sa prof » comme elle dit.

Il y en a eu un qui a dit « laisse tomber », mais une femme enceinte est entrée dans notre wagon où toutes les places assises étaient occupées, et après un regard furtif vers Alice, il s’est levé, yeux baissés sous sa capuche, honteux de se lever, mais se levant quand même. Alice lui a fait son plus lumineux sourire. Un grand, un magistral sourire, ses beaux yeux de jolie fille plantés dans le regard noir qui faisait face, et qui soudain était devenu plus clair, enfin moins sombre. Plus de honte dans ce regard, mais l’esquisse d’une bonté, timide encore, mais bien là.

- Asseyez-vous m’dame

Et il s’est dirigé vers la porte. Les autres l’ont suivi et ils sont sortis sans mot ni regard, encapuchonnés et tribaux.

Un coup d’épée dans l’eau ai-je pensé, mais une trace peut-être ? Ainsi que Phèdre et Racine et Proust ? Résister ? Ne pas baisser les bras ? Jamais ! Dit Alice.

- Tu sais quand même parfois j’en ai marre ! Je me sens si isolée et cette inspectrice qui va me prendre la tête !

Dans ses yeux les larmes avaient brusquement débordé comme d’un barrage rompu.

Mais t’es où là Superman. Réparer les fissures et remonter le temps pour éviter la casse, c’est ton truc ai-je eu envie de crier, mais c’était sans compter avec la filiation et la petite sœur du capitaine Haddock avait des ressources inédites :

« Bordeldebordeldebordeldenomdedieudemerde ! »

- Alice ? !

Elle a éclaté d’un grand rire

- T’inquiète, tout va bien, je l’aurai ma titularisation !

Et elle s’est mise à parler d’amour. Enfin de l’autre, du manque de l’autre, et puis aussi du nouveau qui a des yeux à tomber, du soleil sur la Seine qui rendait aux berges d’Argenteuil la paisible beauté d’un déjeuner sur l’herbe, et en l’écoutant, je me suis dit une fois encore que seules les femmes et les petits-enfants avaient cette faculté de passer dans l’instant et avec la même intensité, de l’extrême gravité, à la plus légère des insouciances.

Il fait vraiment très chaud maintenant et le soleil est à son zénith.

À Paris et ailleurs sont les guerres intestines, mais ici au bord du lac, la seule ombre qui traîne est celle chétive des mûriers.

Des bruits embrouillés venus de la rive opposée malmènent l’air, parfois le rehaussent. Cris stridents liés à l’enfance, revendicateurs, exutoires. Je ferme les yeux pour mieux dissocier les sons : enfants, chiens, jurons de planchistes furieux qui hurlent au-dessus de l’eau avant de s’y enfoncer, que je suppose un instant désarticulés dans l’espace.

Un temps d’orage comme il y en a parfois vers le quinze août confine la chaleur jusqu’à la rendre palpable. J’ai envie d’un café, d’un morceau de gruyère dont je remplirai les trous avec de la confiture de myrtilles, d’une boisson fraîche. Sûrement ce soir la pluie s’abattra sur des glaises incapables de l’absorber.

Consciente de l’inutilité des gestes dans cette heure où la chaleur rend impossible le moindre déplacement, j’oublie confiture, café et eau fraîche dans ma gorge. Dans l’odeur poivrée des garrigues, des mots et des phrases se sont interposés « le temps passe, mais rien ne s’y égare…Jamais… »

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