top of page

Anouchka a disparu

12/02/2010

​

Il neige.

J'entends des cris d'enfants qui jouent quelque part et j'imagine leurs yeux grands ouverts sur cette manne tombée d'un ciel qu'en général ils ignorent, qu'est-ce qu'ils en ont à faire du ciel les enfants, tandis que nez en l'air et mains tendues pour attraper les flocons, ils le découvrent comme un nouveau copain de jeux.

Il neige et ce matin au carrefour du pont de Clichy Anouchka n'était pas là. D'habitude elle fait la manche aux feux rouges, mais ce matin, elle n'était pas là. Je l'ai cherchée du regard sur les trottoirs avoisinants en laissant passer deux feux sous les klaxons furieux des conducteurs derrière, inquiète.

 

Depuis trois ans elle et moi on se parle. Quelques minutes volées pour dire les enfants, l'immigration, l'absence de papiers et les réseaux qui l'exploitent.

Parfois elle pleure. Elle dit qu'elle a honte de ce qu'elle fait « Chez moi en Roumanie, j'étais pas comme ça » mais le plus souvent accoudée à la fenêtre de ma voiture elle rit pour des choses qui nous sont communes : les enfants, les maris, la vie quoi. Elle ne s'en va jamais sans se signer en regardant le ciel et sans dire que le bon Dieu me protège, avec aussi quelques blasphèmes contre les voitures qui klaxonnent et les conducteurs qui nous regardent comme si nous étions des martiennes.

J'entends le cri des enfants heureux. C'est même la seule chose que j'entends. La neige a assourdi les autres bruits et l'on dirait que les avions, les trains et les voitures ont déserté la ville et les cieux, nous renvoyant à un monde feutré et aquatique où tout est enfermé. À l'abri d'un temps à attraper la mort, enfin la grippe ou un truc du genre.

Les SDF aussi ont disparu pour rejoindre les zones souterraines d'un monde dans lequel ils n'ont pas de place, mais en dessous duquel ils se regroupent, grégaires, querelleurs et violents pour un blouson, quelques pièces, une paire de chaussures, un peu de vin, mais fraternels aussi et solidaires selon le froid et le manque de tout, la nécessité de survivre...

Anouchka au printemps dernier m'a attendue avec un gros bouquet de lilas, qu'elle avait peut-être bien chapardé dans les jardins voisins, mais qu'elle m'a offert avec tellement de gentillesse, que j'ai eu du mal à ne pas pleurer.

« Que le bon Dieu te protège toujours » avait-elle dit en me le passant par la fenêtre avec ce sourire boiteux qui montrait l'absence de ses incisives et quelques dents en métal.

Anouchka a disparu, mais la neige accroche des milliers de petites lucioles aux fenêtres et aux toits des maisons, sur les branches des arbres et sur la moindre poutre et poutrelle, le plus petit bout de fer qui porte la ville. C'est blanc et beau, immaculé dans les parcs privilégiés et les banlieues peu fréquentées par les voitures, loin de ces lieux d'en dessous où les SDF se terrent avec la faim, les maladies, la crasse, les rats et les mauvais alcools...

Dehors les enfants jouent encore malgré le jour qui décline. J'aime qu'ils soient là à crier avec leurs joues rouges de froid, leurs gros bonnets et leurs écharpes multicolores et comme j'aimerais fixer ce temps de l'innocence pour eux. Qu'ils ne deviennent jamais ces hommes indifférents qui tournent la tête pour ne pas voir la misère s'approcher trop près de leur voiture, aux carrefours des villes, là où elle tend la main.

Dans quelques jours, les stations de ski seront envahies par une population qui crapahutera sur les monts, transportée par l'émotion que procure la neige, l'air vif et les montagnes blanches, l'effort, la vitesse et même ces chutes qui tricoteront des souvenirs.

La même neige qui a chassé Anouchka et les autres comme elle vers des zones obscures, mais froide et glacée, mortelle sur le macadam des trottoirs. Des petits tas sous des cartons d'emballage. Rien du tout. Juste des vieux cartons que la neige et le froid glaceront. Pas de quoi s'arrêter, avec le temps qu'il fait, ni de freiner une file de voiture...

Anouchka a disparu, mais les enfants jouent au milieu de lucioles...

Ce printemps je planterai des lilas.

bottom of page